Publié le 18 déc 2020 à 11 h 57 – Entretien n° 203210

« Il n’y a jamais eu autant de choses qu’en ce moment. C’est un effet de rareté, car l’éducation est une valeur refuge. Les fonds d’investissement qui n’y sont pas veulent y aller et ceux qui y sont déjà préfèrent remettre de l’argent dans les groupes dans lesquels ils ont investi, pour leur permettre de se développer », déclare à News Tank Martine Depas, partenaire experte de l’éducation au sein de la banque d’affaires Financière de Courcelles, spécialisée dans les fusions et acquisitions, le 18/12/2020.

« Les fondamentaux sont très solides », reprend Jérôme Fabry, associé France chez EY-Parthenon, la branche de conseil en stratégie d’EY, et spécialiste du secteur public et l’éducation. Il énumère : « Le taux d’accès à l’enseignement supérieur est en pleine augmentation. La part du privé progresse dans plusieurs “verticales” (business, ingénieur, santé). Le nombre d’étudiants croît naturellement… »

Alors que l’année 2020 a été marquée par le changement d’actionnaires du groupe Galileo, par la vente d’Inseec U à Cinven et par la prise de contrôle d’EMLyon par le fonds Qualium, News Tank a réuni les deux experts du marché de l’éducation pour analyser les tendances et dresser des perspectives.

« La mutualisation permet d’améliorer la rentabilité de l’école. Quand vous rachetez une école artisanale qui a un volume d’étudiants important, son niveau de rentabilité est bon, mais pas exceptionnel. La force de ces groupes c’est, sans dégrader la proposition de valeur, d’améliorer la rentabilité », souligne Jérôme Fabry.

Pour Martine Depas, « le mot à la mode c’est le mot plateforme, qui est parfois utilisé un peu abusivement, si Galileo est probablement l’exemple le plus abouti, d’autres groupes sont plus une collection d’écoles où le travail d’intégration ne fait que commencer ».

Du point de vue des fusions et acquisitions, quel est l’impact de la crise Covid sur celui de l’enseignement supérieur ?

Martine Depas : C’est celui d’un « boom » ! Il n’y a jamais eu autant de choses qu’en ce moment. C’est un effet de rareté, car l’éducation est une valeur refuge. Les fonds d’investissement qui n’y sont pas veulent y aller et ceux qui y sont déjà préfèrent remettre de l’argent dans les groupes dans lesquels ils ont investi, pour leur permettre de se développer. Il y a aussi pas mal de vendeurs : des fonds sortent plus tôt que prévu, car les prix sont élevés, et leur valorisation a surperformé ; d’autres se disent qu’il y a des prix élevés et que c’est une opportunité de passer la main ; d’autres enfin, et c’est un cas qui se développe, ont une volonté de s’adosser à une structure qui leur donnera les moyens de leurs ambitions, tout en restant dans le management de la structure.
Jérome Fabry : Le bon exemple de ce cas de figure, c’est Studi qui est un des champions de la formation professionnelle, 100 % en ligne, qui a rejoint Galileo, la plus grosse plateforme privée d’enseignement supérieur sur le marché. Non seulement Studi bénéficie de la puissance du groupe pour accélérer son développement, mais en plus la création de valeur va aussi passer par les synergies avec le groupe dans l’accompagnement à la digitalisation des cours des écoles de Galileo.
Martine Depas : C’est un très bon exemple, comme l’est celui d’Euridis – qui forme des vendeurs du numérique – et dont la jeune dirigeante, très dynamique, ne voulait pas être toute seule. Elle s’est adossée à la holding Eureka (qui possède notamment les écoles de coiffure et d’esthétique Sylvia Ter-rade). Grâce à quoi, elle a pu accélérer son développement en Province.

Quelles raisons économiques et financières expliquent l’intérêt pour l’enseignement supérieur ?

Jérome Fabry : Parce que les fondamentaux sont très solides ! Le taux d’accès à l’enseignement supérieur est en pleine augmentation. La part du privé progresse dans plusieurs « verticales » (business, ingénieur, santé). Le nombre d’étudiants croit naturellement du fait d’un allongement de la durée des études. Beaucoup de groupes spécialisés sur les formations courtes ont vu leur marché augmenter, car, très naturellement, ils ont continué à accompagner leurs étudiants de bac+2 à bac+3 et à bac+5. Cela correspond à la demande du marché du travail. Les étudiants étrangers sont un relais de croissance. L’évolution des frais de scolarité a été très dynamique : elle a été très régulière dans toutes les spécialités, a minima de 2 % tous les ans voire au-delà de 5 % pour les verticales les plus dynamiques (exemple business schools) ! La question prégnante c’est celle de la soutenabilité de cette hausse des prix. Cela fait partie des questions que se posent les investisseurs systématiquement. Il y a aussi un critère financier lié à la trésorerie. Les étudiants paient les frais de scolarité en début d’année. Par rapport à d’autres systèmes où vous êtes payés à 90 jours après avoir livré votre travail, c’est très intéressant !
Martine Depas : Dans quel secteur économique a-t-on une telle sécurité des revenus ? C’est bien cette visibilité qui intéresse les investisseurs. Les groupes privés dans le primaire et le secondaire sont encore plus valorisés que ceux du supérieur, car les élèves embarquent pour sept ou huit ans.

Jérome Fabry : Il est vrai que l’on a parfois en France une vision déformée du marché, car chez nous les deals se font essentiellement dans le supérieur, tandis que dans le monde il y a d’énormes enjeux au niveau K12 (niveau scolaire), avec des montants plus importants encore.

La crise sanitaire ne change pas ces fondamentaux ?

Martine Depas : Non, au contraire, car elle provoque un afflux de bacheliers, ainsi les premières années sont gonflées, tandis que la peur de ne pas trouver du travail incite à poursuivre les études après le master.

Comment se situe la France par rapport au reste de l’Europe et du monde ?

Jérôme Fabry : Il existe des opportunités de consolidation (build up, rachats successifs) dans une perspective européenne et internationale. Le marché est encore très fragmenté. Le poids des plus gros groupes sur le marché est encore relativement minoritaire, il existe de nombreuses petites écoles ou petits groupes d’écoles. Il y en a encore des opportunités en France.
Martine Depas : Je suis d’accord, il y a encore des opportunités, mais le marché français est assez mature. 12 ou 13 groupes font plus de 50 M€ de chiffre d’affaires. L’Espagne, l’Italie, et l’Allemagne sont aujourd’hui au stade auquel était le marché français il y a dix ans.
Jérôme Fabry : Oui, les Français sont plus consolidateurs européens que des cibles. Mais il reste de la place, par exemple sur le marché des écoles d’art, de la culture et du design.

Revenons à la France, la hausse des frais de scolarité n’atteint-elle pas ses limites et, si oui, quelles conséquences cela a-t-il sur les investisseurs ?

Martine Depas : Dans les business plans que je vois, la hausse des prix n’est pas incluse, c’est un peu la cerise sur le gâteau, les investisseurs misent sur la croissance des étudiants. La hausse des prix peut se poursuivre.
Jérôme Fabry : Par rapport aux pays étrangers, il reste de la marge. Le retour sur investissement est là malgré tout, le taux d’insertion de ces jeunes est très bon. La hausse des prix peut se poursuivre, mais je rejoins Martine, l’essentiel de la création de valeur va plutôt venir de la croissance des volumes (tirée par l’offre : multiplication des programmes, augmentation du nombre d’étudiants,…) ainsi que du fort potentiel de synergies liées à la création de grandes plateformes d’écoles.

Est-il facile d’entrer sur ce marché du supérieur pour un investisseur ?

Jérôme Fabry : Les barrières à l’entrée sont relativement élevées. On pourrait penser qu’avec des professeurs et des locaux n’importe qui peut créer une école. C’est bien sûr plus compliqué, car le secteur obéit à des réglementations assez fortes, avec notamment l’enjeu des titres. Il y a aussi une barrière à l’entrée sur la durée : la montée en puissance prend du temps.
Martine Depas : Je suis globalement d’accord. La barrière principale à l’entrée c’est l’effet marque, qui concerne surtout la formation initiale, et qui est moins importante pour l’apprentissage ou l’alternance. Aujourd’hui, ce qui est aussi important que le titre, c’est Qualiopi, sans lequel les écoles ne pourront pas bénéficier de l’alternance et de l’apprentissage. Le développement de l’apprentissage ou de l’alternance est un enjeu majeur pour les groupes.
Ma nuance porte sur l’importance accordée par Jérôme aux titres. Ils représentent bien sûr un enjeu de marketing vis-à-vis des étudiants. Mais quand on n’en a pas en propre, il existe des solutions, comme de les louer à d’autres écoles, il y a ceux de la DRIRE (Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement), et la Fédération de l’enseignement privé les met aussi à disposition de ses membres. La réalité, c’est que la plupart des écoles de province font de très bonnes rentrées : les contrats d’apprentissage sont davantage valorisés et le gouvernement a ouvert les vannes en réformant les règles.

Au-delà de la conjoncture sanitaire, à l’avenir où se fera la croissance des écoles ?

Jérôme Fabry : La mobilité étudiante est loin d’être forte : les bacheliers cherchent pour la plupart une formation près de chez eux. Quand vous créez des écoles dans le sport, l’art, le design, les sciences pour l’ingénieur, dans une métropole, en étant une marque connue, avec un campus nouveau, vous créez un nouveau marché. Et comme vous dupliquez votre programme, les coûts sont limités. Eduser-vices (Pigier, MBWay) est ainsi l’une des plateformes les plus déployées, cela a été leur modèle de multiplier les ouvertures de campus pour être au plus près des territoires.
Martine Depas : Je rejoins Jérôme : de moins en moins d’étudiants veulent bouger géographiquement, pour des raisons économiques, mais aussi pour la qualité de vie. C’est aussi cela le succès des « plate-formes » : Galiléo, Eduservices, Groupe GES, AD, Eureka, etc. sont très présents en province et peuvent proposer aux écoles qui les rejoignent de se déployer. Il existe également des plus petits groupes très présents régionalement comme Talis, EFC ou Ecoris…

Vous évoquez le potentiel local, mais n’y a-t-il pas un risque de saturation ?

Jérôme Fabry : Il y a forcément un effet saturation quand il y a beaucoup d’offres de formation dans une même ville. La question est de savoir à quel point les écoles peuvent attirer des étudiants solvables. D’où le recours au levier de l’apprentissage, qui non seulement a un intérêt pédagogique certain, renforce l’attractivité des écoles, mais a aussi un intérêt pour permettre à des étudiants d’avoir accès à ces études au prix élevé.
Martine Depas : Il faut je crois distinguer petites villes et grandes villes. Dans les petites villes ce sont des positions établies, des groupes comme ceux cités précédemment ont des positions dominantes difficiles à concurrencer pour de nouveaux entrants. Dans les grandes villes, les plateformes, Eduservices est un bon exemple, peuvent implanter certaines de leurs marques. Cela leur est facile, notamment parce qu’ils ont déjà les locaux et le personnel administratif sur place. Les grands groupes comme AD Education, Eduservices, Inseec U ou Galileo se mettent peu en avant et ce sont les marques de leurs écoles qui sont connues.

Pourquoi ?

Jérôme Fabry : Historiquement, ces groupes s’appuient sur des écoles qui ont des marques fortes et qui existent depuis des dizaines d’années. Je fais souvent la comparaison avec le retail et les groupes de luxe. Chaque marque a son identité et son type de clientèle. La mutualisation se fait sur ce qui ne se voit pas. Néanmoins, de plus en plus, les groupes s’affirment. Il y a une bataille pour recruter des intervenants ou des profs. Être une école d’AD Eduation ou d’Inseec, c’est un argument, et vous pouvez leur proposer des heures dans plusieurs écoles.

Quel est l’enjeu de mutualisation que Jérôme Fabry évoquait à l’instant ?

Jérôme Fabry : La mutualisation permet d’améliorer la rentabilité de l’école. Quand vous rachetez une école artisanale qui a un volume d’étudiants important, son niveau de rentabilité est bon, mais pas exceptionnel. La force de ces groupes c’est, sans dégrader la proposition de valeur, d’améliorer la rentabilité. Par exemple avec le fait de professionnaliser tout le marketing, ce qui est important pour avoir des effets de volume à l’heure de la communication digitale. On le disait tout à l’heure, cela permet de saisir des opportunités, d’ouvrir plus de campus et cela contribue à l’amélioration des processus de gestion des écoles en interne.
Martine Depas : Je suis parfaitement d’accord. Le mot à la mode c’est le mot plateforme, qui est parfois utilisé un peu abusivement, si Galileo est probablement l’exemple le plus abouti, d’autres groupes sont plus une collection d’écoles où le travail d’intégration ne fait que commencer.
Jérôme Fabry : Tout à fait, et à cet égard, l’acquisition de Studi avant la crise de la Covid est un coup de maitre.

Les écoles de commerce, dont on parle beaucoup, intéressent-elles les investisseurs ?

Martine Depas : C’est le marché le plus difficile, notamment avec les contraintes liées aux accréditations, les investisseurs ne le privilégient pas forcément.
Jérôme Fabry : Cette verticale est hyper concurrentielle et très diversifiée en termes d’écoles. Les meilleures écoles ne sont pas vraiment accessibles aux investisseurs. Néanmoins, les business schools restent l’une des verticales le plus en croissance. Ces écoles ont une capacité à se positionner sur les nouveaux enjeux : développement durable, digital, international… Ce qui est compliqué c’est qu’il y a peu d’écoles à acheter, mais le segment reste intéressant. Les frais d’inscriptions y sont les plus élevés.

Le statut d’EESC (Etablissement d’enseignement supérieur consulaire) est-il définitivement un échec ?

Jérôme Fabry : Ce statut a avant tout été créé pour répondre aux besoins de certaines écoles d’être plus autonomes vis-à-vis de leur chambre de commerce, et sur ce point il a représenté un réel progrès. Mais force est de constater qu’à date il n’a pas permis réellement de faire venir des investisseurs dans les écoles et à mon sens il ne le permettra pas. Je ne crois pas que ce statut puisse séduire les investisseurs.
Martine Depas : En effet, je ne crois pas que ce statut puisse séduire les investisseurs, comme le montre d’ailleurs l’absence totale d’opérations réalisées sur des écoles ayant pris ce statut. Je pense que ce statut évoluera, car nécessité fait loi.
Jérôme Fabry : Peut-être que de grandes entreprises dans une logique de rapprochement avec des écoles peuvent entrer au board, sans dividendes, pour participer au développement. Mais avec la crise, cela complique les choses. Reste que tout n’est pas fini sur ces questions de statuts : des écoles associatives peuvent passer au statut de SA.
Martine Depas : Les enjeux sont en dizaines de millions bien supérieurs à ce que le mécénat d’entreprises peut procurer. Les investisseurs, seraient au moins aussi intéressés par les écoles thématiques de la CCIP (Chambre de commerce et d’industrie Paris Île-de-France) : Ferrandi, les Gobelins, qui sont des marques mondiales, autant que par les Business Schools.

Comment les écoles peuvent-elles dès lors se financer ?

Jérôme Fabry : Il y a d’autres leviers, notamment l’endettement auquel je crois beaucoup. Des écoles qui ont pris leur autonomie des chambres de commerce et amélioré leur gestion, commencent à être crédibles en termes de cash flow financier. L’ESSEC a communiqué pour dire qu’elle dégage un cash flow positif. C’est une étape essentielle, car pour investir il faut dégager des moyens d’une année sur l’autre. En Grande-Bretagne, chez EY nous avons accompagné des groupes à se financer, en lançant des obligations sur 20/30/40 ans, ce qui donne une visibilité à très long terme.